A Carlos Roque Alsina
"Vous avez été l’unique source de mes joies
depuis mon plus jeune âge, ô mon ami, mon
meilleur maître, vous qui, comme nul autre,
avez su parler à mon cœur"
Louis II de Bavière - lettre à
Richard Wagner
5 mai 1864
Comment justifier le
choix de réaliser un tel travail, lorsque l’on n'est pas
musicologue, ni analyste, lorsque notre connaissance musicale se concentre
essentiellement sur la musique dite tonale, et enfin, lorsque notre culture
musicale contemporaine ne couvre que la seule première moitié
du XXème siècle ?
Ce fut pour moi un réel défi : celui d’élargir
le champ de mes connaissances musicales, de saisir la pensée, le
discours, le langage, l’intention d’un compositeur auquel
aucun ouvrage n’a été intégralement consacré
jusqu’à présent.
Néanmoins, deux autres raisons justifient véritablement
cette réalisation : tout d’abord, le sentiment d’amitié
sincère qui nous lie depuis presque quatre années ; un stage
de piano au sein de l’Académie des Arcs en fut le point de
départ. Sincère témoigne en effet, et j’ajouterais
même, caractérise cette amitié particulière
entre deux hommes de génération différente, entre
un musicien professionnel accompli, interprète et compositeur inestimable,
et un amateur de formation scientifique, aspirant à suivre la voie
du Maître. Sincère, car transparente : parfois une moue,
une grimace, ou un clin d’œil suffisent à notre communication.
Véritable entente instinctive, où il semblerait que notre
rencontre date de bien plus d’années, ou qu’il existe
des similitudes, ou compatibilités génétiques. Sincère,
car dépourvue d’intérêt, d’un quelconque
pouvoir : subsiste seulement celui de la richesse humaine, du privilège
de l’âge.
Enfin, la découverte, il y a peu, de sa propre musique, en est
l’autre raison : tout comme la rencontre avec l’homme, la
rencontre avec sa musique fut directe ; elle me toucha droit au cœur
métaphoriquement, aussi bien d’un point de vue émotionnel,
que d’un point de vue intellectuel : tout me semblait évident,
clair, facile. Il en fut autrement pour réaliser l’étude
suivante.
L’intention d’un tel travail apparaît alors de façon
limpide : faire partager la découverte d’une telle musique,
et le désir de la découvrir au travers d’une analyse
soulignant ses traits et attraits caractéristiques, et d’une
tentative d’élucidation du message véhiculé
par cet enchevêtrement de symboles. J’évoquerai toutefois
au préalable le parcours du compositeur.
Au cours de quelques entretiens avec le compositeur, deux caractéristiques
essentielles se sont dégagées : tout d’abord, composer
pour C.R.Alsina, consiste en une véritable extériorisation
du moi, une émergence des concepts et des sentiments, un engagement
total de l’être. Le début de notre étude correspond
à l’analyse de cet aspect au sein de son œuvre. De plus,
le rôle de l’interprète n’est pas mis à
l’écart chez C.R.Alsina : l’interprète se trouve
en effet mis en valeur par sa musique ; cela constitue notre second thème
d’étude.
Il faut également garder à l’esprit que, à
l’image de l’expérience proustienne, où un élément
de la vie courante peut nous dévoiler une partie insoupçonnée,
et enfouie de notre passé, l’analyse de l’œuvre
de C.R.Alsina réalisée ici, parle peut-être autant
de moi que de l’œuvre elle-même. Cette entreprise a probablement
agi comme un révélateur de ma personnalité, et bien
que rivé au souci constant de percer le seul mystère de
ces pièces, cette étude reste désespérément
subjective. Mais qui d’autre qu’une personne extérieure
peut effectuer cette tâche ; car la position du compositeur décrite
par Arthur Schopenhauer s’avère véridique :
"Le compositeur de musique nous révèle l’expérience
intime du monde ; il se fait l’interprète de la sagesse la
plus profonde et dans une langue que sa raison ne comprend pas ; comme
le somnambule qui dévoile, sous influence d’un magnétiseur,
des choses dont il n’a aucune notion quand il est éveillé."
Il est indispensable, en préambule, de présenter les étapes
importantes qui jalonnent la carrière de C.R.Alsina jusqu’à
aujourd’hui.
SOMMAIRE
I LA COMPOSITION
OU L’EMERGENCE DE L’INTERIORITE
1) LE MOI
SENTIMENTAL
a) Deux poèmes
musicaux
b) Moyens
d’expression
2) L'ASPECT
CONCEPTUEL
a) Héritage
musical
b) Une portée
philosophique
II MISE EN
VALEUR DE L'INTERPRETE
1) THEATRE
MUSICAL
2) DEVELOPPEMENT
DU MATERIAU SONORE PROPRE A CHAQUE INSTRUMENT
a) Virtuosité
b) De nouveaux
modes de jeu
c) Polyphonie
3) LIBERTE
CONTRAINTE DE L'ECRITURE
Biographie
de Carlos Roque Alsina
I La composition ou
l’émergence de l’intériorité
A
la question « qu’est-ce que pour vous composer ? »,
C.R.Alsina me répondrait ce qui pourrait constituer un excellent
commentaire de l’œuvre proustienne : la composition fait sortir
les passions, les sentiments, projette ce qui habite le compositeur, extériorise
son moi. Il y met son vécu et plus encore. Il tente ainsi d’établir
une communication, son être rayonne.
Cet investissement intégral se retrouve traduit et présent
dans l’œuvre de C.R.Alsina sous différentes formes que
nous allons étudier, en dépit des contingences qu’impose
le système de commande des œuvres.
1)
Le moi sentimental
Commençons
par évoquer ce dont il m’est peut-être le plus difficile
de parler, car il n’y a sûrement ici que le compositeur qui
a connaissance des sentiments qu’il souhaite exprimer : la traduction
des sentiments, des sensations qui animent les compositeur, dans la musique.
Car, il m’est apparu de façon évidente, avant même
que l’auteur ne me le précise, que sa musique est chargée
de sentiments vécus, est imprégnée de situations
subies, donc liée au contenu de son vécu et de ce qui l’engendre,
mais également de sensations désirées, de sentiments
propres à son intériorité.
Il serait présomptueux d’interpréter quels sentiments
sont évoqués à tel ou tel endroit d’une partition,
néanmoins j’évoquerai quelques cas où C.R.Alsina
m’a fait part de ses intentions, mais aussi quels moyens il utilise
pour exprimer ce qui l’affecte et la manière dont je le perçois.
a)
Deux poèmes musicaux
Evoquons
en effet tout d’abord les œuvres liées directement à
la biographie du compositeur ; nous en étudierons deux : la troisième
pièce de la Suite Indirecte, et Entre vents et marées.
Commençons par Entre vents et marées, qui résume
et illustre avec force le discours précédent : il s’agit
d’une œuvre composée en 1993, commande de l’INA-GRM,
qui retrace l’expérience acoustique vécue durant une
tempête dans le port de Sainte-Maxime. Nous constatons donc que
l’intense souvenir de cette expérience est à l’origine
de cette œuvre ; cependant, si le désir de retrouver l’ambiance,
les sonorités d’une telle scène, apparaît de
façon clairvoyante – on peut entendre les incessants cliquetis
et craquèlements provenant des bateaux et en particulier de leur
mâts, le vent hurlant et ne trouvant aucun obstacle, voire avec
plus d’imagination les cris d’oiseaux marins – l’image
sonore est infiniment enrichie, développée ; nous n’assistons
pas à une simple transposition d’une scène réelle,
mais à la transfiguration d’un tel épisode. Cette
transfiguration éloigne le développement de son point d’origine,
par une évolution harmonique constante, et une transformation électroacoustique.
Ainsi, après la première apparition des sonorités
représentant le vent, et des divers bruits relatifs au port, une
basse apparaît régulièrement tel un phare ou un grondement
de navire. Plusieurs déflagrations électroacoustiques suivent
: le côté aléatoire de leurs apparitions et leur variation
d’échelle et d’intensité nous font penser à
des éclairs s’éparpillant aux quatre coins du plafond
obscurci. Peu importe finalement ce que telle évolution peut évoquer,
ce qui compte est alors la qualité intrinsèque du développement.
Et de ce point de vue, on ne peut qu’apprécier la partie
médiane de la pièce, où nous ne sommes à cet
instant plus rattachés au thème de la tempête, si
ce n’est qu’il pourrait s’agir d’une accalmie
; une apparente immobilité se meut par transfert entre sonorités
proches mais dissemblables ; quelques interjections essayent de troubler
cette progression, mais rien n’y fait : la progression est inexorable,
bien que semblant tournoyer avec le sens du vent. Car au long de ce passage,
le développement ne semble pas avoir de direction, sauf celle de
se ré engouffrer dans les mâts. L’élaboration
électroacoustique amène alors un enchaînement de masses
sonores denses apparaissant à différents plans. La nature
reprend enfin son droit, tout laisse à penser que cette pièce
s’achèvera sur ces constantes de la tempête : il surgit
cependant, véritable clin d’œil du poète, une
phrase jouée par un instrument à cordes, modifiée
électroacoustiquement, constituée d’écarts
progressant par chromatisme et s’amplifiant. Ponctuant la pièce,
cette phrase s’immobilise à son point culminant tandis qu’une
chute décrivant toutes les fréquences résout cette
dernière tension.
Quant
à la troisième pièce de la Suite Indirecte,
la situation vécue n’est pas évoquée dans sa
brutalité, mais à nouveau suggérée : ici,
le compositeur a été fortement impressionné par les
chutes d’Iguazu. Avant d’atteindre ces chutes, qui sont situées
à la rencontre des frontières brésilienne, argentine,
et paraguayenne, il est nécessaire de traverser une sorte de lagune
durant une longue période, où l’on rencontre des tourbillons
se mouvant dans tous les sens, ce qui crée une atmosphère
étrange, perturbante ; les chutes marquèrent également
l’esprit de C.R.Alsina, leur contemplation étant d’autant
plus impressionnante avec la traversée de cet espace énigmatique
les précédant. Comment a-t-il recrée cet instant
si original, en ne tombant pas dans la simple œuvre descriptive ?
Le début de la pièce s’ouvre par le jeu ample d’un
orchestre grandiloquent, digne de l’événement, de
l’intensité et du gigantisme du spectacle ; succèdent
à cette ouverture, une longue tenue harmonique, un passage paisible,
calme, mais teinté d’un regard méfiant, soucieux :
l’attente de l’inattendu, le pressentiment d’un malaise,
un air chargé sournoisement, pesant. C’est alors que l’on
prend conscience de ce malaise, que l’on en découvre l’origine
: le violoncelle entame un discours fondé sur une écriture
en microstructures chromatiques, que l’on peut aisément qualifier
de tourbillonnaire. Ce style d’écriture se propage alors
aux autres pupitres, tout en s’amplifiant. Quelques interventions
du piano et des percussions, sorte de clapotis, d’événements
extérieurs, viennent nous donner des repères, comme pour
mieux nous situer dans notre espace sonore. La texture se densifie au
fur et à mesure que l’on progresse vers les chutes ; leur
apparition provoque le déchaînement des cuivres et des autres
instruments, par groupe, qui décrivent des figures chromatiques,
dignes de nous suggérer un relief hors du commun. On ne peut qualifier
cette musique de purement descriptive, car celui ne connaissant pas la
source d’inspiration de la pièce, serait incapable de la
retrouver par une simple écoute. Chacun y entend en outre sa propre
version de l’aventure ou revit des moments semblables : voilà
la mission du poète.
Ces
deux exemples commentés nous permettent de mieux cerner et apprécier
la thèse que nous soutenions précédemment : C.R.Alsina
s’engage intégralement dans son écriture, notamment
par ses idées, ses concepts, mais aussi des pans entiers de sa
vie, ses moments forts. Car il sait, nous venons de le constater, insérer
une dimension affective dans ses partitions : soyons toutefois prudent
à ce sujet ; il ne s’agit pas pour lui de s’enhardir
en faveur d’un retour au classicisme ou romantisme, en voulant faire
resurgir les soi-disant grandes émotions enfouies et oubliées
des siècles précédents à n’importe quel
prix. Pas de sentiments vendus en gros, destinés à séduire
de mauvaise façon le public. Non, son seul souci reste transmettre,
communiquer, rayonner.
Etudions désormais de quelles manières C.R.Alsina introduit
une dimension affective dans son écriture : cela restera une évocation
non exhaustive, pouvant éveiller chez le futur auditeur de possibles
pistes d’écoute.
b)
Moyens d’expression
En
premier lieu, on remarque souvent dans les œuvres destinées
à des ensembles déjà relativement fournis d’un
point de vue du nombre d’instruments, que des structures antagonistes
se répondent et s’affrontent. ces différentes structures
se divisent à première vue en deux groupes principaux :
- une écriture en microstructures, c’est-à-dire en
cellules mélodiques ou/et de petite taille, souvent associée
à une écriture que l’on pourrait qualifier de désordonnée,
ou métaphoriquement à entropie croissante, et qui se caractérise
souvent par le traitement de chaque instrument en soliste, ceci même
pour un orchestre exécutant une symphonie. Elle fait d’ailleurs
appel à une écriture en petites notes.
- Une écriture en macrostructures, soutenue fréquemment
par une écriture
d’ensemble, que l’on pourrait assimiler à un style
ordonné ;
Notre
propos se trouve parfaitement illustré par la Première
Symphonie : l’écriture en macrostructures est véritablement
explicite dans l’extrait du troisième mouvement Texte
(document 1), et l’extrait du premier mouvement Ouverture
(document 2) nous offre une myriade de petites notes, un nuage de constellations
scintillantes, reflet d’un désordre volontaire.
Il faut ajouter qu’une organisation plus complexe se développe
lorsqu’un premier ensemble d’instruments possède une
écriture, et un autre ensemble, une autre écriture. Autre
association possible que nous avons trouvée au sein de son orchestre
(toujours dans sa Première Symphonie) : les bois ont une
écriture d’ensemble, les cordes en jouent une aussi, mais
différente, et, percussions et cuivres, se trouvent face à
une écriture solistique. Nous voyons donc que de multiples combinaisons
sont possibles : tout dépend des subdivisions opérées
dans l’orchestre, et de l’attribution des styles. Ajoutons
enfin de façon triviale, que l’écriture de C.R.Alsina
ne se limite pas à ces deux modes : il s’agit uniquement
d’un schéma réducteur traduisant les composantes récurrents
au sein de sa musique.
Si j’évoque néanmoins cette écriture double,
c’est que justement elle lui permet d’exprimer, en exploitant
toute l’étendue de ses possibilités, ce qu’il
ressent et qu’il a envie de faire partager. La dualité qui
caractérise souvent les vicissitudes, nos sentiments, bref la vie
humaine, se trouve présente au cœur-même de son écriture.
On peut ainsi ressentir, à son gré, une colère démoniaque,
de la plénitude, de la sagesse, une inquiétude montante,
de la mélancolie…Ainsi, à l’écoute de
la fin du Concerto pour piano, l’émergence surprenante
d’un accord tenu de do majeur du tumulte, est saisissante : la sagesse
après une victoire au combat, la beauté mais aussi la fragilité
de la raison humaine, une gloire du soleil. A chacun son interprétation,
mais il est certain qu’on ne peut que s’extasier devant un
tel passage. C.R.Alsina maîtrise ses outils, et en use à
une fin poétique : on le nommerait peintre, mais non naturaliste.
Nous
pouvons développer l’étendue des moyens qu’il
nous propose : on peut déjà se référer à
la partie de notre étude relative au développement du matériau
sonore propre à chaque instrument. Ce qui en ressort de manière
générale est une extension des moyens de densification du
discours, de tenue harmonique…nous y reviendrons. Mais on peut être
attentif à son orchestration : celle-ci bien que devant respecter
le cadre propre à chaque commande, lasse transparaître un
goût prononcé pour les percussions. Par cet aspect, C.R.Alsina
s’inscrit bien dans le mouvement actuel, où le nombre employé
des instruments à percussion s’accroît de façon
significative : il suffit de regarder tout simplement la composition des
percussions pour sa Première Symphonie et son Concerto
pour piano. Preuve en est qu’il compose aussi pour percussions
seulement : ainsi, Eloignements (1990) pour six percussionnistes,
et Themen (1974) pour un seul percussionniste. On y trouve employés
des instruments qui étaient peu usités quelques années
auparavant. Le document 3 nous offre la composition instrumentale de ces
deux œuvres. Procédons à une courte digression, en
mentionnant l’emploi du zarb. Il s’agit d’une sorte
de petit tambour en bois à peau très tendue, d’origine
iranienne dont le derbouka utilisé par les arabes est un dérivé
; on peut également créer des effets intéressants
par frottement sur la peau. C.R.Alsina joue à ce propos du zarb,
et il est donc logique qu’il ait considéré cet instruments
dans ses compositions. Ainsi, il écrivit une Etude pour zarb
(1973), qui possède essentiellement un caractère rythmique,
mais qui exploite toutes les possibilités d’un tel instrument.
C.R.Alsina fait également usage de la bande, mais uniquement de
façon sporadique. L’emploi d’une bande électroacoustique
n’est pas systématique mais se trouve justifié par
l’intention du compositeur. Les intentions et effets désirés
sont très divers selon les pièces, néanmoins le discours
musical se trouve enrichi, soutenu par ce moyen supplémentaire.
Par exemple, dans la dernière pièce de la Suite pour
piano, les clusters interprétés par le pianiste sont
doublés de façon antagoniste par la bande magnétique
composée à cet instant de blocs, d’agrégats
sonores. Une véritable lutte s’engage entre ces deux textures
sonores, où le piano sort vainqueur, mais en s’éteignant,
répétant et balbutiant la même cellule jusqu’à
épuisement. Nous ne reviendrons pas sur le commentaire relatif
à Entre vents et marées. Une autre intention se
trouve réalisée dans Approach, où le compositeur
a introduit en tant que murmure de fond sur la bande, des croassements
de grenouilles mexicaines. Autre réalisation : l’emploi de
l’orgue et de l’électroacoustique dans l’Hommage
à Bach (1986). Nous retrouvons la dualité entre le
piano et la bande, qui ressemble fort à une rivalité surtout
au début de l’œuvre. Plutôt que de se limiter
à un simple enregistrement d’orgue pour la bande, celui-ci
est graduellement modifié électroacoustiquement ; on retrouve
le son naturel de l’orgue juste à la fin de la pièce,
où piano et orgue se dirigent de concert dans une figure vers le
chaos final. Dans cette œuvre aussi, la bande a participé
à la densification de la partition, à son soutien.
Le
thème lié à l’affectivité, à
la charge de sentiments, à l’implication du vécu,
à l’expression, l’extériorisation de son moi
sensible, a été soulevé. Comme précédemment
souligné, une extrême vigilance reste de mise pour un commentaire
de cet ordre : il faut essayer de respecter les désirs du compositeur,
ne pas se disperser au milieu de prêts d’intentions qui n’ont
pas lieu d’exister, même si l’on ne possède aucun
élément de référence sur une œuvre. Cependant,
l’évocation des moyens expressifs employés nous montre
la richesse que recèlent ces compositions.
2)
L'aspect conceptuel
Certains
pourraient trouver injustifiée cette séparation entre l’affect
et les concepts, car on ne peut nier l’interpénétration
entre ces deux champs, mais elle nous permet d’étudier sous
toutes ses facettes l’implication de l’être humain dans
une telle démarche créatrice.
a)
Héritage musical
Commençons
justement par un thème chevauchant les champs d’étude
évoqués ci-dessus : C.R.Alsina puise à la fois par
amour et envie, dans le creuset constitué par notre culture musicale,
et à la fois par décision que l’on qualifierait de
cérébrale ; on peut à ce propos dissiper les clichés
qui consistent à désigner les compositeurs contemporains
comme des Attila de la musique, détruisant et rasant tout ce qui
avait pu être érigé auparavant : tout au moins C.R.Alsina
n’en fait pas partie, il ne fait pas table rase des tendances musicales
du passé, il n’a de cesse de s’en nourrir, de les exploiter,
les transformer, et les adapter à son propre matériau musical.
C’est pour cela que nous retrouvons dans bon nombre de ses œuvres
des citations ou allusions à d’autres courants musicaux et
autres compositeurs. Les exemples sont multiples : on peut penser à
l’Hommage à Bach qui expose déjà ce
principe presque à la lecture du titre. On retrouve au sein de
cette œuvre la prédominance des instruments à clavier
chez Bach, dont l’orgue en particulier, présent sur une bande
électroacoustique qui transforme sa sonorité au fur et à
mesure que l’œuvre progresse ; outre l’instrumentation,
le discours musical nous propose des clins d’œil au compositeur
allemand : des harmonies provenant des notes B.A.C.H. ont été
utilisées ; de plus, une fausse fugue rappelant l’écriture
contrapuntique de J.S.Bach, réunit piano et orgue dans la dernière
partie de la pièce ; enfin, on trouve une exploitation de la double
croche analogue à celle du maître allemand.
Nous pouvons également évoquer d’autres exemples :
ainsi, un clin d’œil est adressé à Schoenberg
dans la troisième pièce de la Suite Indirecte pour
orchestre ; l’écriture que l’on a pu qualifier de ‘‘tourbillonnaire’’
au commencement de notre étude, et qui se développe aux
différents pupitres en débutant par celui du violoncelle,
fait référence à son Second Quatuor à
cordes.
Enfin, dans la même œuvre, on trouve un emprunt à la
gamme andalouse. Comment ne pas mentionner aussi le second mouvement de
la Première Symphonie, au nom de Tango, qui se
révèle, selon l'auteur, "être une sorte de travail
d'amalgame sur tout ce que le tango peut suggérer : ponctuation,
articulation, structuration, harmonisation, lamentation, nostalgie, autoritarisme,
les suggestions donnant lieu à une sorte d'interlude où
la conscience d'appartenance à une époque prime sur la consolidation
d'une nostalgie". On retrouve d'ailleurs dans cette explication le
fondement sur lequel nous avons développé le début
de notre travail Notons que c'est probablement dans ce mouvement qu'il
a exploité au maximum l'emprunt à un autre et précédent
courant musical. En outre, l'utilisation qui est faite de la septième,
et les modulations employées rendent volontairement hommage à
Bruckner dans cette symphonie.
b)
Une portée philosophique
L'œuvre
de C.R.Alsina véhicule de manière plus ou moins explicite
un sens philosophique: ce dernier apparaît clairement lorsque la
partition comporte un texte; nous en étudierons quelques exemples;
dans les autres cas, sans non plus tomber dans le travers de chercher
un sens là où il n'en existe pas, l'œuvre, par sa forme,
son développement, ses structures peut nous suggérer une
intention de transmettre une idée qui lui est propre.
Séparons les problèmes et détaillons le premier aspect
de notre analyse, celui des œuvres nous proposant des textes. Il
n'y aura pas lieu de commenter ce qui a motivé le choix de ces
textes.
Premier exemple: la Première Symphonie expose dans son
troisième mouvement Texte, justement un texte d'Ernst
Bloch. Le choix du mouvement s'explique peut-être par le désir
de mettre encore plus en valeur à la fois ce texte, et le rôle
des trois solistes et en particulier la soprano. Le texte prononcé,
dont le mode d'apparition sera étudié ultérieurement,
est le suivant:
"Man
ist mit sich allein. Mit den anderen zusammen sind es die meisten auch
ohne sich. Aus beidem muss man heraus."
Je
me garderai bien de tenter de donner une traduction fidèle de ce
passage; cependant, il faut le saisir comme un désir, une volonté
de se réconcilier avec son moi, de se retrouver, de sonder notre
intériorité; le vide qui semble s'imposer par la solitude
n'est pas nécessairement comblé par la présence d'un
entourage; à nous-mêmes de s'extirper de cette situation:
mais il est certain qu'il ne faut pas attendre. Il est d'ailleurs intéressant
de constater la présence analogue d'un texte au sein d'une partition
aussi développée que la Première Symphonie :
il s'agit d'Approach (1973) pour piano, percussions, récitant,
bande et grand orchestre. En effet, le récitant déclame
un texte rédigé de la main du compositeur, relativement
court, quelques phrases, toujours d'un ton prophétique, mais sans
introduction par une voix chantée comme dans la Première
Symphonie. Ce texte traduit l'angoisse de l'homme isolé face
à l'acte de créer:
"Oh,
Dieu, aide-moi à prendre ma place dans ta Nature, aide-moi à
me retrouver dans l'image de l'œuvre que tu me montres, à
m'intégrer consciemment vers l'Infini de tes forces, aide-moi à
m'élever et à pénétrer dans ta Création."
On
peut y lire, tout comme dans Texte, l'être démuni,
perdu au milieu de l'œuvre de Dieu, souhaitant tout de même
réaliser le rêve prométhéen. Mais si dans Texte,
l'espoir résidait en l'homme, à la capacité de se
ressourcer par la recherche de son intériorité, dans Approach,
l'air résigné, il s'en remet à une puissance supérieure,
capable de le sauver. Version plus défaitiste, et désespérée,
d'autant qu'elle se trouve introduite et accompagnée par un soutien
musical des plus angoissants, dérangeants, plongeant vers on ne
sait quel abîme, interrompu par un véritable coup de canon
: nous y reviendrons, mais la composante de l'inattendu est aussi une
constante dans l'œuvre de C.R.Alsina. Alors que l'on pouvait croire
la pièce achevée, un savant mélange harmonique lance
une chute harmonique doublée d'une descente chromatique : notre
monde bascule, le poète au bord de l'ultime instant de son existence
fouille déjà l'au-delà, supplie ses croyances, recherche
l'inspiration sublime pour sa dernière création, son testament.
La portée philosophique de la musique serait-elle alors limitée
pour recourir au langage parlé : difficile d'en juger; néanmoins,
ces réflexions insérées par deux fois dans une partition,
laissent penser que le compositeur ne se contente pas de la simple richesse
d'un discours musical, mais qu'il souhaite donner plusieurs démarches
de réflexion, ou en renforcer une. Message éclairant l'intention
musicale ou musique mettant en scène, introduisant, une pensée
: à chacun de le ressentir; cependant, on ne peut pas nier la richesse
plastique et intellectuelle de telles œuvres.
Néanmoins,
il n'y a pas que les œuvres proposant un texte qui offrent à
l'auditeur, outre l'aspect affectif évoqué auparavant, des
thèmes de réflexion, qui nous soumettent des interrogations
en face desquelles on se sent impuissant à répondre. Ainsi,
que peut-on penser de la fin du Concerto pour piano : après
l'émergence au milieu du chaos de la plénitude d'une tenue
harmonique de do majeur, la pièce s'achève sur un coup de
dé qui retombe du mauvais côté; la dernière
note nous plonge dans le désarroi, nous qui pensions, braves humains,
à cette fin limpide, rayonnante, apaisante. Sorte de garde-fou
du chaos, de réminiscence, nous assénant un "tu vois,
je suis toujours présent". L'homme semble toujours dépassé
dans l'œuvre de C.R.Alsina, par lui-même, mais aussi par la
Nature.
Comment également interpréter le parcours électroacoustique
de l'Hommage à Bach: nous avions déjà émis
la remarque que l'on s'éloignait de plus en plus du son original
de l'orgue, jusqu'au retour de la fugue finale; cette fugue se caractérise
par des modulations harmoniques véritablement saisissantes, mais
surtout par une densification sonore; cette dernière est si intense,
qu'elle nous donne l'impression que l'avancement stagne, que l'orgue submerge
le piano, à tel point que l'on reconnaît à peine les
modulations harmoniques. L'œuvre se termine dans un fracas de sons
incommensurable, allégorie de l'immense chaos dans lequel l'homme
est plongé.
La fin de la Première Symphonie est toute autre : c'est
la soprano qui met un point final à cette œuvre en laissant
échapper un mince filet de voix qui prononce "ist" après
le déluge de l'orchestre. L'être humain serait donc ici victorieux,
mais exténué, vidé de l'énergie qui lui a
permis de survivre.
On pourrait multiplier les exemples, mais il ressort que la place se l'homme
dans l'univers et sa capacité à créer sont des thèmes
chers à C.R.Alsina. Nous pouvons mentionner ici, et nous le développerons
par la suite, le théâtre musical : ce fut une expérience
à laquelle se livra le compositeur, d'une durée limitée
dans sa carrière, et qui lui permit d'enrichir le discours musical
par les gestes;
II Mise en valeur de l'interprète
Il est important de rappeler l'immense interprète qu'est C.R.Alsina
: pianiste de renommée internationale, il possède entre
autres de ses multiples qualités, une sonorité d'une intensité
rare, une palette extraordinaire. Ce rôle d'interprète a
influencé son écriture, qui prend en compte, et met en valeur
l'exécutant. Il reste à observer de quelle façon
il procède.
1)
Théâtre musical
A
la fin des années soixante, C.R.Alsina participa avec d'autres
compositeurs au développement du théâtre musical:
sans aucune intention d'étudier un tel mouvement artistique, rappelons
que l'acte théâtral se superpose à la musique. On
peut donc saisir le théâtre musical comme la volonté
de donner un sens supplémentaire ou de compléter et interférer
avec celui déjà offert par le texte musical, ce qui justifie
l'allusion de la fin de partie précédente, mais aussi comme
un moyen supplémentaire fourni à l'interprète, lui
léguant un nouveau champ de liberté pour sa réflexion
et son interprétation. Après avoir travaillé cette
voie aux Etats-Unis, où il devait se produire quatre à cinq
concerts par mois, C.R.Alsina abandonna ce courant, jugeant qu'il ne suivait
pas un chemin qui lui convenait.
On peut compter comme œuvres de théâtre musical: Del
Tango (1982) pour petit ensemble instrumental, deux sopranos et quatre
acteurs, Fusion (1974), chorégraphie pour deux pianistes,
deux percussionnistes, et danseurs, La Muraille (1981), pour
ensemble instrumental et acteurs, créé au festival d'Avignon,
mais également Trio 1967 (opus 19), pour violoncelle,
trombone et percussions.
Prenons le cas du trio, qui est la seule partition parmi les quatre citées
à ne pas employer le recours à des acteurs ou des danseurs
: ce sont les musiciens eux-mêmes qui créent tout le jeu
théâtral; ainsi leurs interventions passent du rire spontané,
de bruits divers, tels des cris, à de véritables jeux de
scène: il est à souligner que la disposition des instruments
et les déplacements des instrumentistes sont notés au début
de la partition sur un croquis, proposé en tant que document 4.
De même leur jeu de scène est décrit précisément
au milieu de la partition. Ce qui ressort de l'acte gestuel de ce trio
est essentiellement son caractère comique, qui contraste avec le
sérieux et la rigueur de l'écriture du texte musical. Ainsi,
la découverte par le percussionniste du gong, le fait qu'il se
précipite sur lui, et l'embrasse, relève du sens de l'humour;
à citer en outre, le tromboniste qui fait tomber, de la manière
la plus inattendue et naturelle possible pour les spectateurs, sa partition
sur le sol, et la replace avec difficulté sur son pupitre. Percussionniste
et violoncelliste surpris par un trille soudain du tromboniste, se retournent
en colère vers lui, tournent leur page sèchement et entament
leur partie de façon déterminée et rigoureuse. Enfin,
à l'issue de l'œuvre qui se termine sur un accelerando couplé
à un crescendo de la part du tromboniste en solo, les deux autres
instrumentistes se lèvent de manière résignée,
s'approchent du tromboniste, et le félicitent, le congratulent
en lui serrant la main ou en lui offrant des fleurs. On constate qu'il
s'agit ici d'un comique de gestes, qui nécessite un investissement
original de la part des instrumentistes, qui ne figure pas fréquemment
à leur programme, et à leur formation. Il est finalement
assez heureux de constater que l'on peut interpréter une partition
possédant un caractère distrayant, régie par une
mise en scène rigoureuse. Faire coexister ces deux aspects antagonistes
constitue un des attraits de cette partition, et son originalité.
Néanmoins, il est assez aisé de soulever l'hypothèse
suivante: au regard d'une telle œuvre, il apparaît clairement
que ce type de composition est limité intrinsèquement. On
imagine difficilement un développement du genre, lorsque celui-ci
se doit de rester attaché aux contraintes du jeu musical. Il n'est
pas certain non plus que ce genre enrichisse le discours musical à
cet état de son évolution; il peut au contraire le détériorer,
le dégrader, saboter en quelque sorte son intensité.
2)
Développement du matériau sonore propre à chaque
instrument
C.R.Alsina
s'inscrit dans la lignée des compositeurs souhaitant développer
les possibilités instrumentales: citons dans ce sens mais sans
commune mesure, les avancées apportées par Liszt au piano
et Paganini au violon. Il souhaite faire sonner différemment les
instruments, accroître leur matériau sonore, mais en respectant
les contraintes imposées par chaque instrument. Ainsi, par ce biais,
le rôle d'interprète regagne naturellement, dans ses œuvres
ses lettres de noblesse; chaque partition le considère, le confronte
à ses possibilités. On peut distinguer plusieurs moyens
d'atteindre ce but dans l'œuvre de C.R.Alsina.
a)
Virtuosité
Tout
d'abord, tout comme Liszt et Paganini, nous retrouvons une sorte "d'hypervirtuosité"
dans de nombreux passages et à tous les instruments; cette virtuosité
extrême amène l'interprète à se surpasser,
à maintenir une tension et une concentration importante afin de
maîtriser ces traits.
Observons les deux passages suivants (documents 5 et 6) extraits de la
partie de soliste du Concerto pour piano : ces deux traits nécessitent
dans les déplacements, dans les arpèges, de rythme, mais
requièrent aussi des trilles réguliers, et une puissance
sonore. Le problème de l'unité avec l'orchestre se posant
également, on juge alors de la complexité de telles pages
pour le soliste, d'autant plus que les passages de cette difficulté
foisonnent.
Ces difficultés techniques, cette virtuosité exacerbée
sont présentes et développées dans la majorité
de ses œuvres, qu'il s'agisse d'œuvres pour soliste(s) et ensemble
où la partie de soliste réclame un niveau technique très
exigeant, ou d'œuvres pour instrumentiste seul : outre le Concerto
pour piano évoqué auparavant, on peut citer pour la
première catégorie, la Fantaisie pour clarinette et
orchestre, Liens pour percussions et orchestre, où
une forme physique est souhaitée pour les solos de percussion,
et, pour la seconde catégorie, ses différents Klavierstücke,
Themen et l'étude pour Zarb.
Les parties d'orchestre ne sont pas dépourvues de telles difficultés
: l'extrait suivant, du premier mouvement de sa Première Symphonie,
joué par les vents, illustre notre propos (document 7).
Cette virtuosité présente à tous les niveaux , à
tous les pupitres de chaque œuvre met en valeur de manière
automatique l'interprète, qu'il soit soliste ou non, puisqu'elle
interpelle, réveille sa propre personnalité.
b)
De nouveaux modes de jeu
L'extension du matériau sonore des différents instruments,
participant à ce regain d'intérêt s'effectue également
par l'avènement de nouveaux modes de jeu; afin d'éclaircir
cet aspect, étudions quelques exemples et en premier lieu son écriture
pianistique.
Un regard sur les œuvres écimes pour piano seul, Suite
et Klavierstück n°3, nous montre l'utilisation
fréquente de cluster (Document 8), de cluster arpégés
(Document 8), mais aussi de groupements de petites notes dont l'ordre
d'exécution est à choisir par l'interprète (Document
9), et d'accelerando dont l'écriture est symboliquement intégrée.
Il est à noter, comme première analyse de cette écriture,
qu'elle tend généralement à accroître la densité
du discours musical. Cette affirmation se trouve renforcée par
le recours omniprésent à l'usage de trilles, de glissandos
et de trémolos, procédés techniques et musicaux servant
tout particulièrement à assurer une tenue harmonique. L'écriture
par cluster, quant à elle, renforce l'aspect d'instrument à
percussion du piano.
De nouveaux modes de jeu apparaissent aussi pour la voix : rappelons par
exemple que la Première Symphonie nécessite trois
solistes, dont une soprano. L'écoute et le lecture de la partition
de ce soliste nous permet de découvrir un élargissement
des possibilités vocales selon divers procédés, qui
servant la logique de l'œuvre, son intention, son contenu, son message.
En effet, comme nous l'avions remarqué lors de précédentes
allusions à la Première Symphonie au paragraphe
1.b, Carlos Roque Alsina insère dans le dernier mouvement de cette
symphonie un texte d'Ernst Bloch. Nous avions mentionné l'extrait
cité, mais pas la manière dont il était exploité
: ce texte, en langue allemande se forme petit à petit, des bribes
apparaissant au fur et à mesure du développement; des consonnes
éparses sont prononcées au début, telles des onomatopées,
modulées en hauteur, en durée et en intensité, puis
voyelles et syllabes s'enchaînent jusqu'à la fin où
la phrase la plus aboutie est énoncée ou plutôt déclamée
de manière monotone sur un crescendo, ce qui confère un
caractère solennel et prophétique au texte initial intégralement
cité, mais se trouve formée de mots extraits et disposés
dans le but d'obtenir une phrase possédant une certaine musicalité
pouvant s'insérer dans le magma sonore:
"Die meisten zusammen mit ohne sich beidem muss den anderen allein
heraus."
La
flûte solo participe aussi à l'élaboration de ce texte,
mais à une fréquence moindre que la soprano: le flûtiste
prononce d'ailleurs consonnes, voyelles ou syllabes tout en continuant
à jouer de son instrument.
Ce qui ressort de cette écriture est finalement cette sorte de
fragmentation, d'atomisation d'une phrase, qui permet le passage d'entités
phoniques à des associations de mots ayant un sens. On assiste
métaphoriquement à la genèse d'un tel passage. Le
caractère péremptoire de la déclamation finale se
ressent un peu comme une victoire de l'ordre, de l'esprit humain, sur
le chaos de notre univers, comme une organisation graduelle d'un savoir,
l'émergence d'une idée.
Enfin, un dernier exemple peut étayer notre démonstration:
celui des cuivres. Dans l'œuvre A Letter, pour quintette
à vents (flûte, hautbois, clarinette, cor et basson), il
est demandé aux instrumentistes à plusieurs reprises, de
chanter les sons sans instrument, de les siffler, d'inspirer ou d'expirer
au travers de leur instrument, de moduler certains sons par la bouche
(cinq au total), voire d'articuler un texte à l'intérieur
de l'instrument tout en produisant des sons (Document 10).
c)
Polyphonie
Enfin,
outre le développement de la virtuosité et de nouveaux modes
de jeu, "l'enrichissement polyphonique" ou la multiplication
du nombre de voix participe à l'extension du matériau sonore
:
Cela ressort nettement des partitions des instruments déjà
eux-mêmes polyphoniques. Ainsi le piano, pour lequel l'écriture
peut s'étendre jusqu'à quatre portées, dans la partie
soliste du Concerto pour piano, et même cinq portées
dans le Troisième Klavierstück, qui correspondent
chacune à des voix différentes (Document 11). on trouve
enfin une écriture à six portées dans la Seconde
Etude pour piano op.6, où chaque portée possède
une intensité et une densité qui lui sont propres (Document
12).
La participation d'une bande électroacoustique ou magnétique
enrichit également le caractère polyphonique de certains
passages ; il en est ainsi de l'Hommage à Bach, où
un contrepoint enregistré aux orgues et transmis par une bande,
vient se superposer en totale harmonie à celui développé
par le piano au sein d'une fausse fugue à la fin de l'œuvre,
passage que nous avions déjà évoqué. Néanmoins
cette fugue est le résultat , la symbiose d'une polyphonie qui
a pris naissance dès le début de l'œuvre : en effet,
la partie de piano sous forme d'étude se voit asséner des
masses sonores gigantesques par l'orgue sous l'aspect d'accords; puis
cette lutte inégale se développe par l'affaiblissement de
l'orgue, avec de plus transformation électroacoustique, et le surgissement
du piano s'enhardissant. Le dialogue naît au fur et à mesure
de la pièce entre deux instruments, par leur rapprochement de timbre
et d'intensité, et il atteint son paroxysme au moment où
la fugue se tisse.
Nous pouvons citer un autre exemple de développement polyphonique
: celui de Entre vents et marées ; nous avions déjà
évoqué la présence de vents, de cliquetis de mâts
réalisés en partie par le piano, de cris d'oiseaux. Il s'agit
bien dans cette œuvre de polyphonie entre toutes ces voix : elles
se superposent, s'entrelacent, évoluent par transformation électroacoustique
au milieu de la pièce, et réapparaissent à la fin
presque semblables au début, mais en réalité plus
atténuées, comme si la tempête s'était achevée
ou comme si le compositeur voulait nous en remémorer l'essence.
Il y a une logique, une structure de développement et de superposition
de ces éléments qui justifie parfaitement l'emploi du mot
polyphonie pour cette œuvre.
Les exemples démontrant l'usage de la polyphonie sont extrêmement
nombreux dans l'œuvre de C.R.Alsina : car il s'agit d'un outil musical
essentiel et primordial à ses yeux, et donc incontournable dans
la composition de ses œuvres.
3)
Liberté contrainte de l'écriture
Dans
nombre de ses partitions, Carlos Roque Alsina définit ses propres
notations graphiques : il reste à préciser que ces nouveautés
sont limitées en nombre et qu'elles n'affectent que très
peu la lisibilité de la partition; elles apparaissent comme l'insertion
de quelques procédés, et non comme une remise en cause des
notations usuelles. Il est intéressant de les mentionner car on
remarque que leur graphisme se trouvent en pleine adéquation avec
leur intention musicale : ainsi, on peut presque saisir le sens de tel
graphisme sans se reporter à leur définition au début
de la partition. Je trouve cette correspondance, cette harmonie entre
symbole et idée tout à fait remarquable.
Evoquons quelques exemples: les symboles employés pour la Suite
pou piano sont explicites; ainsi, celui représentant le cluster
arpégé (Document 13).
On peut également se référer à A Letter
pour quintette à vents, où l'on découvre les
sons multiples, les sons sifflés, les inspirations et expirations,
avec ou sans la voix. Dans la Première Symphonie, la représentation
des figures chromatiques à grande vitesse semble évidente
à comprendre. Dans le Trio 1967, les notations employées
permettent à la fois à l'instrumentiste de suivre une phrase
musicale, et à la fois de laisser libre cours à son rythme
et à son interprétation (Document 14).
L'exemple le plus attrayant est finalement celui de l' Etude pour
zarb : car il s'agit d'un instrument à l'écriture et
aux possibilités assez méconnues. Au travers de ces symboles,
nous découvrons ces possibilités exploitées et développées
par C.R.Alsina, d'où l'intérêt d'évoquer cet
aspect de la musique et des partitions qui peut sembler au premier abord
anodin. Insistons aussi sur la justesse des notations de C.R.Alsina, leur
simplicité et leur richesse, qui nourrissent ses œuvres musicales
(Document 15).
Néanmoins, successivement à cette évocation de nouveaux
symboles, il faut alors prendre conscience que la présence de tels
graphismes sert, outre à l'introduction de nouveaux matériaux,
à l'apparition d'une liberté et d'une fluidité dans
l'écriture. Apportons toutefois quelques remarques : cette liberté
n'est pas en premier lieu une liberté absolue ; elle reste maîtrisée,
définie, limitée, car écrite. C'est en cela que réside
toute la difficulté d'une telle écriture : comment ne pas
faire sentir et ressortir des barrières que l'on jalonne?
De plus, ces passages où une grande liberté est confiée
à l'interprète, participent à la mise en valeur de
cet interprète, que nous avions suggérée auparavant.
En effet, le compositeur s'en remet véritablement à la réflexion
et la musicalité de l'exécutant : cette écriture
inspire le respect de l'instrumentiste. L'interprète est considéré
au véritable sens du terme, et ceci, qu'il soit soliste ou pupitre
d'orchestre.
Cherchons
à préciser et à cerner exactement de quelle manière
cette liberté se trouve insufflée dans ses partitions :
Tout d'abord, il y a lieu de rappeler l'usage d'une écriture sous
forme de petites notes, que l'on retrouve fréquemment ; nous venons
de mentionner le cas de Trio 1967, mais l'exemple de Rendez-Vous
(op.24, 1970) pour quatre exécutants se révèle
encore peut-être plus flagrant; en effet, le titre de l'œuvre
nous propose déjà en avant-première l'intention de
l'œuvre qui est de réaliser une rencontre, en allant jusqu'à
une véritable symbiose, de ces quatre instrumentistes : clarinettiste,
ou saxophoniste, tromboniste, percussionniste et pianiste. Ensuite l'écriture,
que l'on pourrait assimiler parfois à un fourmillement de notes,
laisse une relative liberté, car un cadre est cependant installé.
Il suffit d'observer le passage correspondant au document 16.
C'est le règne de l'inattendu, de la liberté maîtrisée,
du bonheur de l'homme, qui jouit de cette emprise sur le néant.
parfois, seul un dessin suggère le cheminement à l'artiste,
tel une improvisation guidée : c'est effectivement le cas dans
le document 17.
Les
changements de mesure permettent, de plus, d'insérer ce sentiment
d'improvisation au cœur d'une partition; étudions par exemple
le passage extrait de la Fantaisie pour clarinette et orchestre,
correspondant au document 18.
Ces variations de mesure laissent presque transparaître, bien que
ce ne soit pas le cas, des fluctuations de tempo et des respirations.
Elles aèrent le discours, le rendent moins monotone, bref, plus
musical, et lui confèrent une dimension humaine.
Car c'est sûrement ce qui ressort d'une telle écriture: une
musique à la dimension de l'homme, et on pourrait ajouter une musique
sur l'homme au regard de l'étude effectuée précédemment.
On peut de même mentionner le rôle joué par les passages
rédigés avec un style en microstructures, qui permettent
et offrent, par leur chromatisme notamment, une souplesse du rythme, de
respiration et de variations d'intensité : on retrouve là
aussi une dimension humaine, à l'image de notre cosmos où
tout, ou presque tout, n'est que continuité.
Enfin, le fait même de transfigurer le réel comme nous l'avions
décrit au début de notre étude, donne une liberté
supplémentaire à l'œuvre : ainsi, "Claude Debussy
avouait, dans M. Croche antidilettante:
Je voulais à la musique une liberté qu'elle contient
peut-être plus que tout art, n'étant pas bornée à
une reproduction plus ou moins exacte de la nature pais une correspondance
mystérieuse entre la Nature et l'Imagination."
La musique de Carlos Roque Alsina est donc une musique liée à
l'homme : elle puise dans ses sentiments, son vécu et ses croyances,
son écriture et prend en considération l'interprète.
Et c'est de même parce qu'elle s'intéresse à l'homme,
qu'elle s'interroge sur sa place dans la Nature, dans l'univers, son principe
de création, sur l'inconnu qui caractérise notre existence
et l'entoure, que cette musique nous touche. de ce questionnement face
à l'inconnu auquel nous sommes confrontés, jaillit néanmoins
le bonheur de créer, d'affronter le néant, et la volonté
de transmettre; de communiquer aux autres son expérience. sa musique
parle de nous, et elle nous parle. elle nous prend par la main, nous invite
à sonder les limites du champ de nos connaissances, et révèle
notre incapacité à maîtriser notre devenir et notre
cosmos. La création musicale propose, semble-t-il, un moyen de
gagner cette maîtrise. Que la musique de C.R.Alsina détienne
ce paradoxe, constitue l'essence de son originalité.
Ainsi
il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il? A coup sûr, cet homme;
tel que je l'ai dépeint, ce solitaire doué d'une imagination
active, toujours voyageant à travers le grand désert d'hommes,
a un but plus élevé que celui d'un pur flâneur, un
but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance.
Il cherche ce quelque-chose qu'on nous permettra d'appeler la modernité;
car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l'idée
en question. Il s'agit pour lui, de dégager de la mode ce qu'elle
peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'éternel
du transitoire.
Le
peintre de la vie moderne, Charles Baudelaire.
Ce mémoire a été réalisé sous la direction
d'Alain Poirier, responsable du département musicologie et analyse
du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris et professeur
d'histoire de la musique, que le remercie vivement pour l'aide précieuse
qu'il m'a apportée.
Je remercie également les éditions Suvini Zerboni, Milan,
et Bote & Bock, Berlin (pour le Trio 1967).
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